5 avril 14, au Mans. Exposition photographique de Ferrante Ferranti



Les souvenirs sont des fictions reformulées – neufs à chacune de leurs apparitions.



Reproductions photographiques de gravures de Piranèse.
Échelle 1 me précise-t-il.
Regardez ces piliers qui font cadre... et cette saillie de pierre : prenez une règle, c'est presque au millimètre près identique à cette photo. Les gens croient parfois que je triche.
Remise en cause de la quête d'originalité, de sa revendication identitaire à corps et à cris...
M. Ferrante Ferranti* sourit : bien sûr, l'art se nourrit de l'art.

Il est plus grand que moi.
Peau halée.
Il ne m'intimide pas. Nous causons dans son exposition.
Au sol moquette rouge ondulante, irrégulière.

Comme vous le savez j'aime le baroque.
Moi aussi, pensé-je.
C'est avec Piranèse que je me suis formé... mon œil et ma main... Je ne me souviens plus de l'auteur du livre que j'achetai en 76**.
C'est vrai ???
Je ne finis pas.

Les gravures de Rembrandt aussi m'ont construites, ses dessins, plus tard sa peinture.
Je ne finis rien.
Ce sont d'anciennes photos – il dit « vieilles » à plusieurs reprises... j'ai l'impression qu'il se rend compte de cette répétition. Comme un bègue qui malgré lui butte sur un mot dont il aimerait se détacher, qu'il aimerait décoller de sa langue malhabile. « Vieilles, enfin... » la voix se fond decrescendo dans la pièce à l'acoustique absorbante.

Sa restitution du baroque est toute de lumière – de matière – transitoire.

J'ai découvert votre travail avec « Le croissant baroque ».
« La perle et le croissant », me reprend-t-il, sans évoquer son ami D. Fernandez (éd. Plon Terre humaine).
Il me montre un pavage en damier... l'ombre et la lumière, fragiles et fugitives, mouvantes – ça va vite...
J'ai pensé : est-ce que vous vous sentez vous-même baroque ? Est-ce que vous pensez que votre œuvre est baroque ?
On se colle l’œil aux images. C'est chouette. C'est tout ce que j'aime.
On parle des noirs, des blancs. Des noirs veloutés, des blancs qui jaunissent, du papier baryté... je pense à l'écrasement du papier chiffon utilisé en gravure, absent ici.
Et vous ?
Moi ?
Je suis plasticien. Peintre, dessinateur... et puis photographe aussi.
Ah ?!!! Et comment travaillez-vous ?
Je me sens maladroit, aux aguets.
Il y a, à la base de mon travail, une introspection. Je crois avoir dit : une forte introspection.
Devant moi, le sol en damier sombre – le cadre est accroché sur un tasseau verticale, à hauteur d’œil, regard perpendiculaire.
Et comment cela se traduit-il ?

Deux types lui apportent du papier et un crayon. Il remercie, enchanté, reconnaissant.
Il me présente les nouveaux venus : c'est lui qui a fait ces ingénieuses structures où sont accrochées les photos.
Il parle de l'éclairage du lieu. Les grosses lampes sont éteintes. Un volet est fermé évitant le désagrément de regarder en contre-jour des petits tirages de ses 6x6. La lumière est douce ; aucune gêne.
Il me présente : monsieur est plasticien.
J'attends que notre conversation reprenne.
Elle ne reprendra pas. Je quitte la salle en le remerciant de sa disponibilité. Nous nous serrons la main.
Je ne peux plus faire demi-tour. Mes jambes me guident dehors. Je ne répondrai pas à sa dernière question.
Une frustration m'aborde, connue, déjà vue, intime.
Je la chasse comme une jolie mouche chatouilleuse.
La frustration révèle un désir croissant en catimini jusqu'alors... que je n'avais pas encore perçu. Désir d'être, de faire, qui explose là – se découvre.

 Au commencement était le verbe. Je fabrique des images silencieuses.
Là ! Çà !
La photographie est une manière de m'approprier le monde en ne dérangeant nullement son ordre – ses ordres. Je prends silencieusement une découpe du réel, discrètement, sans effraction, sans vol. La discrétion de la synecdoque : le détail pour le tout – une plume pour le vole, un poil pour l'animal, un seul mot pour un adieu – pars pro toto.
L'introspection est inhérente à toute activité de création.
Elle permet de se dépouiller des illusions, du beau injurieux, du laid discriminant. Je chemine vers un désert, plate-forme horizontale qui s'éloigne en plans successifs, séquencé d'ombre et de lumière au rythme des vents de sable.
Un ailleurs possible, un autre possible.
L'instantanéité que met en pratique la technique photographique est de l'ordre de l'intuition : cet instant où je suis en accord avec le monde, où ma pensée et mon être sont un. Je me confonds avec le monde.
Je ne finis rien. Le mouvement – la vie – n'impose aucune conclusion.

J'aurai aimé vous dire que vous êtes un être humain rassurant quant à ma nature même d'humain.

Alain Leliepvre
11 avril 14, au Mans


*http://www.ferranteferranti.com/
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
**Roseline Bacou - « PIRANÈSE Gravure et dessins » - Édition du Chêne – 1973. Le libraire d'Argentan, M. Hervieux, ronchonnant de me voir tripoter son livre me pria de partir avec. Tu le veux ? tu le prends ? tu reviendras lorsque tu auras de l'argent.
----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Photographies faites en sortant de l'exposition de M.Ferranti, ce 5 avril 14.


Cliquer sur "Play" puis sur le symbole "Plein écran".



Commentaires