Chaussé de mes lunettes de soleil
la ville se colore d’or, de bronze orangé, les ciels se contrastent et se
nuancent, les champs verts s’enduisent de cire d’abeille, les visages
s’épanouissent dans une lumière vénitienne (Venise s’écroule et s’enfonce sous
les vagues d’un bateau gros comme un moche immeuble terrifiant).
Dans des terres désolées et
stériles, d’incandescents grille-pains géants ondulent dans l’air qui se dilate
̶
dans leurs ventres d’ombre brûlante des poules aux ailes, ergots, bec
arrachés, maintenues dans des cages se chient dessus ; des poussins
grouillant piaillant triés de mains de maîtres sont piétinés dans les
couloirs cimentés ; des veaux incarcérés dès la naissance, ne connaîtront
contre leurs chairs tendres que les froides attaques de leurs box d’acier,
assassinés dans l’effroi ; des porcs hurlent puant la pisse et le
chlore ̶ projettent alentours leurs lugubres et puissantes effluves
alchimiques de merde et de taule.
Je suis ce que j’ingurgite.
Parfois je souris béat au
néant ̶ sourire pléonastique
̶ derrière mes vitres teintées
ocre jaune.
J’ai vu des requins
dématérialisés qui avaient à la place de l’aileron dorsal la chair à vif en
forme de rien. On les rejetait à l’eau moribonds. Les ailerons échoueront dans
des assiettes gastronomiques.
Au Mans on a construit une place
toute plate et minérale. Autour, des bars ivrognes et arrogants gisent dans
leurs ridicules apparats publicitaires. Une église et des banques complètent le
pourtour. Des spectacles tout au long de l’année élucubrent des bêtises
apaisantes tout en tissant des « liens sociaux » (cette expression
devenu l’objectif principal ̶ énoncé ou pas ̶ de tout projet
subventionné me donne la nausée. Je vais faire une sieste.) Dans des pots
d’environ un mètre cube emplis de terre, vivent des arbustes que
l’on pousse d’un côté ou de l’autre de l’agora moderne au gré des besoins du
Père Noël. Dans un bégaiement
pathétique, à quelques pas de là, on finit de construire la même place. On y a
planté, en bordure de la nouvelle ligne de tramway qui la traverse, un arbre
adulte, cet été. Il s’en est effeuillé à peine remis en terre. En face de moi,
la cité judiciaire est une sorte de monument classique contemporain (rigidité,
plans successifs, colonnade néo-grecque, expression du pouvoir à destination du
peuple, rien n’y manque sinon un Roi). Dans un plan de vitres miroitantes se
contorsionne le reflet contrasté de l’abside gothique de la cathédrale ̶
une défenestration sans fin. A ma droite, le nouvel établissement
culturel public (cinématographe, théâtre, galerie), impose deux cubes géants
coiffés et liés par une même visière. L’un est de vitre, l’autre terriblement
aveugle (de la même teinte que la cité judiciaire et que la galerie marchande
qui la jouxte) ; entre ces deux parallélépipèdes lisses se creuse un
couloir qui n’invite à rien. L’ensemble rudoie quiconque a vécu une expérience
architecturale, a reçu l’émotion d’un espace construit, s’est senti dedans et
soi.
Je suis ce que je vois, je suis
pénétré par ce que j’habite.
Dans une église ancienne ̶
mettons jusqu’au XIXe
siècle ̶ , en cas d’indigence
architecturale, je peux toujours
m’accrocher à une astuce d’artisan, au travail d’un sculpteur, d’un forgeron, à une surface minérale palpitante, à une
voûte ou une courbe émouvante, à une touffe de lumière qui passe en soupirant
sur un gisant souriant de marbre.
L’église de la Visitation, qui
n’est pas encore un bar, a été bâtie au XVIIIe siècle sur les plans d’une
religieuse architecte baroque. Une couronne de fer forgé ceint une partie des
hauteurs du corps de l’édifice, toute frissonnante des végétaux qui y figurent.
Attenante au couvent, une partie de ce dernier a été commuée en maison d’arrêt
(la gendarmerie au XIXe
siècle, la prison de femmes, l’ancien tribunal). Elle a été souvent citée par
la presse judiciaire comme exemplaire de l’insalubrité et des sordides
conditions de détentions sévissant dans les prisons françaises. En périphérie
du Mans s’est allongée, toute plate, une prison moderne, presqu’à la campagne.
Sur le site de la Visitation,
« à la fois ambitieux, moderne et respectueux de l’histoire » un
hôtel 4 étoiles va s’y implanter. Il ouvrira pour les « 24heures du Mans©
® ± », en 2015.
Les lunettes de soleil ocre jaune
s’imposent chaque jour davantage.
L’industrie fait des poules et
des cochons, des veaux et des saumons, de nos congénères incarcérés des Diogène
(ainsi sont nommés les individus caractérisés par le syndrome portant le nom de
l’antique et éternel philosophe libertaire : des individus en grave rupture
sociale, des dépressifs douloureux qui ne demandent rien, à qui on enlève tout.
L’individu caractérisé par le syndrome de Diogène vit dans des conditions
d’insalubrité, de négligence extrême. Il collectionne tout, ses excréments sont
précieux, il se cloître. Satie, le Dada anarchiste, en était atteint.).
On ne pourra plus faire de
confusion entre le cynisme moderne et les Chiens antiques.
Des oliviers espagnols
millénaires sont déportés en Bretagne où ils mourront de désespoir au bord
d’une piscine ; un homme est violé parce que son bel amour n’est pas
conforme, pour « le rendre droit » ; un môme est envoyé devant le
tribunal parce qu’il ne peut pas payer les 60 balles de location du vélomoteur
pourri qu’on lui a proposé comme solution miracle pour aller trimer à 50
kilomètres de chez lui en échange d’une rémunération qui n’atteindra pas
le SMIC et d’un
avenir moins pitoyable que serait la glande dans son hameau ou sa cité ; ce
poisson, ce papillon, ce têtard, ce chien, cette langue de terre…
J’entends un hélicoptère qui se
dirige vers l’hôpital, c’est le deuxième aujourd’hui.
Je remets les lunettes marrons et
je descends à la cavatelier me greffer un cerveau de chien ̶ ne cachez pas mon Soleil.
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