NourritureS
inventaire en cours
Je n’avale jamais rien
innocemment.
Nourritures célestes et
terrestres dans mon assiette :
symboles et objets me rassasient.
Je dissèque, examine et coupe le bout de l’animal qui
ruisselle de sa graisse cuite.
Le frisson est intact : c’est bien de moi qu’il
s’agit ici.
Miroir inconfortable de mon devenir & plaisir
infaillible du goût.
Je suis ce que je mange, ce que
j’ingère.
Je suis cette poule élevée dans
les hangars de concentration. Je suis le bourreau. Je me lèche les babines. Je
suis ce pissenlit cueilli ce matin, vinaigré ce midi. Je mange sa fraîcheur de
fleur.
(C’est la curiosité et mon ignorance qui font de moi un
artiste.)
Les restes me fascinent.
(Ce que je n’ai pas fait pénétrer à l’intérieur de
moi ; ce que la mer dépose sur la côte ; ce que la terre n’a pas
encore absorbé ; ce que le soleil sèche et durcit.)
Restes et détails s’apparentent aux modalités de mon
travail de plasticien. La métonymie est la figure de style qui intervient le
plus irrémédiablement dans mon travail comme modalité narrative – comme moyen
pour « rendre compte ».
C’est spontanément que je cadre, fragmente.
Chaque objet photographié – tous objets prélevés de mes
collections – est un monde & une parcelle du monde.
Chacune de ces 54 images cherche à délivrer une impression concentrée de sensualité et
d’équilibre précaire. Scrutateur, admiratif et craintif, ou inquiet, ou bien
peut-être amoureux, compassionnel…, le regard photographique cherche à rendre
ou à révéler les particularités visibles de l’objet.
C’est de cette fragmentation du réel, de ce cadre qui se
forme, que peuvent apparaître des interprétations multiples – tel un entonnoir
mis à l’envers.
Travail au long terme, inventaire minutieux de mes états
d’âme, émanations plastiques de ma chair qui bat le temps, c’est un langage
allégorique qui se construit où chaque objet (figure) ajoute une entrée à mon
dictionnaire de formes et de symboles.
Langage qui est composé aussi de ces éléments essentiels
aux arts plastiques : la lumière, la couleur, les valeurs, le cadrage, les
manques, l’espace et le temps.
Petits signes fragiles d’un être qui fut autrement mobile,
croissant, les restes font les délices des sorciers esthètes et des chamans
coquets : parures, décors du corps. Plumes et os, végétaux et arêtes de
poisson, caillou blanchi et feuille sèche, le désir d’osmose s’exprime – la
joie de l’indifférencié dont on nous frustre dès la naissance. Ces ingrédients
éclectiques dont le corps se pare lui permettent de se fondre aux restes du
monde.
Je pense aussi au Bœuf écorché de Rembrandt maté en
coin par une servante curieuse ; aux natures mortes qui décorent les
intérieurs flamands, reliefs d’un repas refroidi ou fleurs coupées affolant
mille insectes, cadres délicats pour l’escalade voluptueuse de l’escargot.
Je pense aux cabinets de curiosités qui cherchaient à
saisir, à surprendre le processus de création du monde ; au Musée
imaginaire construit par Malraux.
J’ai vu, dans le port du Mans,
une gigantesque carpe, à moitié dévorée par je ne sais qui, danser mollement
avec les vaguelettes, sous le ponton.
J’ai vu un bout du squelette d’un phoque au bord d’une
côte d’où l’on apercevait la mer du Nord. Il y restait attachée de la viande
sèche et salée.
Je connais un canard qui devint moi en partie, partagé
qu’il a été, amicalement.
Je connais un champignon qui, le temps venu, s’est
lui-même couvert de champignons jaunes et verts, moussus et invisibles à l’œil
nu.
Je connais un enfant qui mange ses stylos en
plastique : ce qu’il en reste sont des sculptures organiques.
Alain Leliepvre
http://wizzz.telerama.fr/leliepvrealain
Commentaires