Pour l'amour de la profession

Je me suis longtemps gardé de me qualifier auprès de la société et de ses interlocuteurs de peintre, préférant les termes d' " artiste plasticien". La raison me paraissait très claire : je ne fais pas que peindre ! J'assemble, je dessine, j'imprime, je suis graphiste/maquettiste, je fais des décors de scène, je joue avec la lumière et l'architecture, je photographie, etc. J'établissais que tout ceci était un fait patent de la modernité, de ma modernité, de mon inscription forte dans le XXème et le XXIème, héritier en cela de l'humanisme historique. Si j'avais du mal à me considérer pleinement comme un artiste contemporain je n'en étais pas loin de toute évidence.

Le plus important n'est pas là. Le plus important est ce qui ce passe dans les viscères. Transition ou mode d'expression majeur de mes boyaux c'était toujours la peinture qui me taraudait, me minait, me chantait, me draguait (bien au fond). Je peins. Lorsque je photographie c'est au nom de la peinture. Je ne peins pas sur des toiles tendue sur châssis. Vous voyez ces toiles que l'on vend aussi bien dans les magasins de décoration que les boutiques de "beaux-arts" ou bien dans les tout nouveaux magasins de "loisirs créatifs". On peut aussi les faire, bien sûr (bien que fabriquer un châssis qui tienne 500 ans ou plus n'est pas à la portée de tous). Je ne m'expliquais pas totalement jusqu'à hier soir -- ou ce matin -- ce chaos systématique qui se produit lorsque je peins sur ces toiles blanches et lisses ou même en toile de lin brute (que de beauté contenue dans cette fibre... et ne parlons pas du coton et encore moins du chanvre...).

Une impossibilité qui m'apparaissait souvent comme un symptôme évident d'une pathologie sociale ou bien comme une forme étrange d'insoumission aux produits normatifs en vente dans nos centres commerciaux et donc à la société toute entière. Des explications partielles, un brin oiseuses, muselées par je ne sais quelle convention ou rébellion qui m'échappait, qui ne me satisfaisaient pas.

Depuis le mois d'avril 2010 j'ai à ma disposition un atelier. 20 et quelques mètres carrés. Trois fenêtres courant sur tout un mur, à mi-hauteur. Murs rosés pâles, sol gris moucheté, lumière électrique, eau, chauffage, rue tranquille, à 5 minutes à bicyclette de mon domicile. Le diable m'emporte et merci à MG et JG au passage. C'est la première fois de ma vie de peintre que j'ai un tel outil. Je paie un "loyer" de 84 euros par mois à la Ville du Mans (ce que ma famille a trouvé plutôt raisonnable). Top là ! contrat d'un an renouvelable sous certaines conditions. Nous sommes huit à bénéficier de ces lieux, chacun(e) dans son box fermé.

Depuis le mois d'avril 2010 je peins. Je produis comme jamais. Libre et serein sur de longues périodes, les peintures s'amoncellent. J'ai récupéré des plaques offset en quantité (L'Arbre aux papiers), des nappes, écharpes, serviettes de table, draps, sacs plastiques, planches provenant de meubles... Pas de toiles.

Sauf que cette semaine j'ai récupéré une demi-douzaine de toiles de petit format. Des reproductions de tableaux impressionnistes y étaient collées. J'ai regardé ces "choses" dépouillées de leurs oripeaux... : de la toile de lin enduite pour certaine d'un blanc usé, d'autres brutes restaient tâchées de colle voire de papier. Les couleurs et les matières, le rythme simple des rectangles adossés au mur me laissait perplexe, interrogateur muet, séduit. J'y ai peint des arbres. Déroutants, sobres, vides, colorés vivement les deux triptyques fonctionnent. Il me restait deux toiles isolées : chaos et perdition. Labeur et sueur. Angoisse salope bien connue.

Je suis peintre. Peintre comme le fut Rembrandt, ce graveur magnifique ; comme Michel-Ange poète, architecte etc. ; comme Picasso... Dürer a eu une formation d'orfèvre de par son père ; le mien fut charpentier, tôlier, factotum, ouvrier agricole et mort. Je suis peintre et pour peindre j'ai besoin que ma peinture dialogue avec le support. Le support est l'infiniment précieux premier geste du peintre ; ce n'est pas la peinture. Le peintre ne peins pas continuellement pinceaux au poing. Je cherche donc des supports qui me séduisent au point d'hésiter à les tâcher... au point de tourner autour des heures, des semaines, des années parfois. Ces supports sont des ersatz à ce qui me semble être la cause majeure de la perte de sens de la peinture : une destination. Non pas une destination muséale ou narrative. Une destination plastique et sociale, publique, immédiate, fonctionnelle. Je suis peintre et seulement peintre parce que le peintre dialogue de tout temps avec l'architecte, le musicien, le poète, l'imprimeur, le politique, etc.

Les peintres, majoritairement, sont donc condamnés à peindre de petites choses distrayantes, supports dans le meilleur des cas à la méditation familiale, ménagère. Et nous avons vu des chef-d'œuvres pousser joyeusement comme des verrues rutilantes sur nos murs.

Je suis peintre. Ainsi en ont décidé les dieux du monde et des temps accomplis et non-accomplis. Et je ne peux peindre que dans un dialogue. Amis architectes, musiciens, poètes, imprimeurs, politiques, financeurs, commanditaires -- ça c'est nous tous, non ? : cultivateurs, mécanos, boulanger, fouteurs de petits riens -- COLLABORONS, bordel, amusons-nous zut et re-zut et zéro futur.

Alain Leliepvre, artiste peintre

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